Eric R.

Conseillé par (Libraire)
29 mars 2022

Contemporain

« A bâbord », « A l’abordage », les amateurs de Bd de pirates et de corsaires ont le vent en poupe avec un genre qui retrouve de nombreux lecteurs. « Raven » était le dernier en date mais « La République du crâne » offre un autre éclairage sur les combats en mer au début du XVIIIème siècle. Bien entendu, les navires à l’horizon, les éperonnages, les combats au sabre sur les ponts de navire en feu sont partie intégrante du récit conduit par Vincent Brugeas, en cette année 1718 près des Bahamas. Trois bateaux vont emmener trois destins différents: celui du capitaine Sylla, mauvais navigateur mais orateur hors pair, celui attribué à Olivier de Vannes, second de Sylla devenu capitaine et qui devient le narrateur des aventures guerrières en tenant un journal de bord, fil conducteur du récit. Enfin, et là réside l’originalité principale de l’album, un troisième vaisseau est confié à la reine Maryam qui dirige un équipage constitué d’hommes noirs, libérés par la force de leurs chaines d’esclaves. Ces trois navires vont faire route ensemble, cherchant à fonder une utopique république sur une île lointaine, avec cependant un ennemi mortel commun: les bateaux de la Navy, défaits et qui n’ont qu’une idée en tête, prendre leur revanche.

Cela sent la poudre mais les auteurs ne se contentent pas d’un récit de pirates traditionnel même si les dessins de Ronan Toulhoat, respectent les règles du genre faisant éclater les pages et les cases sous l’effet des boulets de canon envoyés par les navires ennemis. Tempête, ciel bleu, orages, offrent de belles images de voiliers en mer. Mais le propos comme l’annonce une longue préface se veut plus large et contemporain. Le combat de ces pirates, se décline comme des « honnêtes hommes », voulant se libérer de l’asservissement des rois, qui les ont rejetés en temps de paix après les avoir exploités en temps de guerre, ou des capitaines marchands qui « avaient droit de vie et de mort sur leur équipage ».

Bannis, exclus des règles sociales élémentaires, les trois capitaines et leurs équipages endossent les archétypes des victimes de racisme, de misogynie. Les forbans avides d’or, de combats sanguinaires se transforment peu à peu en futurs citoyens de démocraties naissante. Le mérite des auteurs est de ne pas faire de cette mutation une avancée vers un bonheur absolu fourni par un régime politique nouveau.  ».

On l’aura compris cette BD, tout en respectant avec talent les lois du genre, s’attelle à y plaquer « des idéaux contemporains ». Outre la préface des auteurs, un long texte final de Fadi El Hage illustré par le célèbre dessinateur Howard Pyle, fournit le contexte historique passionnant de l’époque explicitant la colonisation dans les Amériques et traçant un portrait éclairant de Njinga, reine du Ndongo, inspiratrice du personnage de Maryam.

Récit complexe mais fluide, dessins superbes et réflexion politique sociales se mêlent étroitement dans une Bd ambitieuse, qui va bien au delà des récits de genre. Avec les auteurs on monte volontiers sur le pont pour chercher un horizon plus radieux.

L'enquête inédite sur la captive de marcel proust

Flammarion

23,90
Conseillé par (Libraire)
7 mars 2022

UNE FEMME EXCEPTIONNELLE

Huit ans d’une vie, c’est long et court à la fois. Pour Céleste Albaret, ce sont huit années décisives qui vont décider de sa vie, non pas de sa vie matérielle mais de sa vie intime et faire d’elle, jeune femme peu éduquée de Lozère une interlocutrice des plus grands intellectuels de la deuxième moitié du XX ème siècle. A l’âge de 30 ans elle a vécu l’essentiel de son existence et les soixante années à venir ne seront plus que souvenirs, sensations et répétitions: « En mémoire de ».

De 1914 à 1922, elle est la « gouvernante » de Marcel Proust, l’accompagnant jusqu’à sa mort. « Gouvernante », le mot est inadéquat. C’est pourtant bien à ce titre qu’elle est embauchée sur les conseils de son mari, chauffeur de taxi, qui considère Proust comme l’un de ses meilleurs clients. Confidente ne convient guère car l’auteur conserve ses mystères pour son oeuvre. Spectatrice non plus car l’écrivain, pétri de névroses, fait de Céleste très rapidement, l’élément central de sa vie. « Captive » mentionne le sous-titre sur le couverture du livre, une expression peut être exagérée. Alors laissons Proust lui même définir sa relation:

«  A ma chère Céleste, ma fidèle amie de huit années, mais en réalité si unie à ma pensée que je dirai plus vrai en l’appelant mon amie de toujours, ne pouvant plus imaginer que je ne l’ai pas toujours connue ». (dédicace de Sodome et Gomorrhe)

En 1973, Céleste, âgée de plus de 80 ans, écrit avec Georges Belmont un livre de souvenirs « Monsieur Proust » qui fait la une de l’actualité littéraire et dont la lecture aujourd’hui reste essentielle. Elle y décrit une intimité totale avec l’écrivain malade, les rites, le décor, le liège qui recouvre les murs de la célèbre chambre à coucher, les fumigations, l’emprise psychologique de Proust, une emprise consentie à laquelle Céleste oppose un caractère rigoureux, raide et moins faible qu’il n’y parait. Ecrit plus de 50 ans après la mort du jeune écrivain, ce témoignage unique n’en comporte pas moins des failles, des erreurs. C’est que Céleste a arrêté de vivre lorsqu’elle a retrouvé sa liberté, prisonnière volontaire qu’elle était dans l’appartement de l’Amiral-Hamelin. Durant les années post-mortem, les souvenirs sont ressassés, éternelle ritournelle qui va transformer peu à peu le passé, non par mensonge mais par le simple passage du temps. Le récit, mille fois débité, que Laure Hillerin appelle « le disque Proust », est devenu automatique, comme sa transcription écrite. Les modes passant, Céleste comme Proust vont perdre de l’intérêt. On reproche dans l’immédiat après guerre à l’auteur de ne pas s’être préoccupé de la question sociale et d’être un écrivain « bourgeois ». Pourtant peu à peu, notamment sous l’influence d’amateurs américains et après deux décennies de purgatoire, Proust revient sur le devant de la scène. Editions dans la Pléiade, études critiques, émissions à la télévision naissante, Proust retrouve sa place de lauréat du Goncourt 1919. Et Céleste aussi, qui à la suite de la parution de « Monsieur Proust », de sa petite maison de Méré, près de Montfort l’Amaury, va recevoir de nouveau des personnalités du monde entier.

Aux mémoires de Céleste, Laure Hillerin apporte un regard complémentaire d’une rare richesse s’appuyant notamment sur des archives originales, dont des petits mots de la correspondance de Proust qui disent beaucoup de la relation de ces deux êtres devenus inséparables et complémentaires. C’est une femme d’exception qui ressort de cette biographie, une femme consciente d’avoir eu la chance de côtoyer un génie littéraire, un homme unique, tyran domestique, grand bourgeois égaré mais au delà des huit années racontées par Céleste et légèrement révisées ici, on découvre la richesse intérieure de cette femme, sous l’emprise du souvenir, dans de grandes difficultés matérielles et qui restera digne, fidèle, sans utilisation mercantile de son passé. Céleste a raconté huit années avec Proust. Laure Hillerin nous dit la vie entière d’une femme d’exception.

Conseillé par (Libraire)
3 mars 2022

Graphiquement exceptionnel

Il est des histoires trop sombres pour être dessinées en noir et blanc. Elles ont besoin de couleurs éclatantes comme si ces récits étaient suffisamment lourds pour ne pas être lestés par une bichromie sombre et distancielle. Comme si l’outrance des couleurs disait plus que tout, l’horreur de la guerre, de Mathausen, de la dictature franquiste, du nazisme. La couleur brute, sans mélange c’est aussi celle utilisée par les enfants, qui ne connaissent guère les nuances, les demi-tons, les demi-mesures. Le Poids des héros est donc avant tout un roman graphique de couleurs, celles de l’enfance alourdie, plombée par le souvenir de deux aïeux et un cadre accroché au milieu d’un mur familial, un portrait du grand père, inquisiteur ou bienveillant selon le regard que l’on y porte. Ce grand-père suspendu seul sur un mur nu, s’appelle Antonio Soto Torrado. Dénoncé, réfugié, interné, malade, il décèdera comme il l’a décidé, quelques semaines après Franco. Il pèse lourd, très lourd ce portrait pour un enfant de 10 ans habitué à des discussions politiques au cours des repas familiaux, à des palabres sur les droits de l’homme, contre la xénophobie, le racisme l’intolérance. David Sala, marqué par ces paroles, ces souvenirs récurrents, se savait le seul capable de transmettre cette mémoire. Qu’est ce qu’une vie une fois la mort intervenue, si elle n’est pas racontée, sauvegardée? Tout au long de ces 180 pages, le dessinateur se déleste peu peu de ce poids auquel un deuxième grand père, José, combattant, résistant en France contre les allemands apporte quant à lui un témoignage vivant.

Enfant, David Sala est nourri de ce terreau fertile à l’angoisse, aux cauchemars et il faudra des anecdotes plus banales avec les copains, des parties de foot pour que l’adolescence, comme les fleurs magnifiquement dessinées, lui permette de grandir, de s’ouvrir au monde. Ce sont les années soixante dix qui sont ici illustrées. Papier peint psychédélique, télévision en noir et blanc puis en couleurs, pulls jacquard, cassettes audio, tous ces ingrédients d’une époque révolue parsèment le récit comme une lumière diffuse disant que l’enfance, malgré ce « poids des héros » reste quand même la période de la découverte, de l’enthousiasme, du plaisir.

Quand les couleurs explosent, même et surtout pour les situations les plus dramatiques, elles revêtent celles de l’expressionnisme soumis aux états d’âme, déformant les corps et trahissant la douleur. Parfois David s’envole comme les personnages de Chagall, fuyant dans l’espace étoilé une réalité trop difficile. On pense à Munch et à son « Cri ». Un grand-père peut dire alors:

« C’est à travers toi maintenant que mon histoire va survivre. Tu ne dois pas oublier mes souffrances. Tu seras fort de ça mon petit-fils ».

Finalement, comme pour David, on peut passer à notre tour devant une photo, un portrait d’un de nos ancêtres. Ce cadre posé sur une commode, accroché au mur, on a parfois l’impression qu’il nous parle. Plus sûrement on se parle à soi même en le regardant. On se dit alors qu’il serait bien de laisser une trace pour que nos petits enfants ne nous inventent pas une vie à notre insu. C’est ce que fait avec un talent graphique inouï David Sala en rendant ses souvenirs personnels, universels.

21,90
Conseillé par (Libraire)
22 février 2022

Une Odyssée en 1973

« Les portugais sont tous maçons », c’est bien connu. Les mineurs sont polonais mais les maçons sont portugais. C’est simple, facile et tellement évident. Derrière ce lieu commun éculé et réducteur se cache pourtant une réalité. Dans les années 1960-1970 « le Portugal connait l’exode le plus massif de son histoire. Entre 1957 et 1974, 700 000 portugais émigrent en France ». Ils fuient la misère mais aussi les dernières années de la dictature de Salazar qui, à l’inverse des pays occidentaux, poursuit des guerres de colonisation. La France des Trente Glorieuses a besoin de logements et de main d’oeuvre bon marché pour les construire: « Ainsi les Portugais sont ils devenus maçons ».

Olivier Afonso, le scénariste est né en 1975 d’un père portugais. C’est son histoire qu’il raconte ici, une histoire personnelle à portée universelle. Elle est bien documentée désormais cette période où l’on va chercher au bled, en Afrique des hommes à la dentition parfaite pour faire en France le sale boulot à moindre coût. Bidonvilles de Nanterre, insalubrité, conditions sanitaires indignes de l’autre côté du périphérique sont des faits historiques désormais reconnus. Cette Bd rappelle tout cela mais du côté de l’intime, des individus, du côté de deux jeunes, Mario, 18 ans et Nel, qui se rencontrent et se découvrent lors de leur passage clandestin de la frontière française. Leurs rêves: les petites femmes de Paris, le Moulin Rouge et quitter cette maudite campagne où les gens meurent de faim. Ils sont tellement différents les deux jeunes à peine sortis de l’adolescence: Nel est le roi, du marché noir, des filles au bordel, de la débrouille et des embrouilles aussi. Mario, timide, introverti, reste au pied des escaliers menant au plaisir. Ingénu, tendre il regarde et agit peu, ou moins. Dissemblables mais indissociables, on les suit de la frontière à la capitale, où ils s’installent dans des cabanes en bois et en tôle, dans des ruelles de boue et de froid.

Sans misérabilisme, avec un caractère documentaire indéniable mais discret, on découvre avec nos deux amis la vie à l’intérieur de cet espace que des bulldozers détruiront lorsque la précarité deviendra trop scandaleuse: la solidarité des communautés mais aussi leur rivalité, les blancs, les noirs, les arabes, le marché noir, le rôle des chefs de chantier, les employeurs odieux et sans scrupules, « on a trouvé moins cher que vous: du bicot, du négro… du sans papiers en veux tu en voilà », mais aussi le sentiment de l’exil, de la terre native si éloignée, confusément désirée et rejetée. Les personnages multiples incarnent ces états d’âme de Kader à Zé, le manchot, qui a déserté en Angola.

La tendresse du récit, son extrême violence aussi, nous emportent dans une chronique qui sous un ton a priori léger dit beaucoup du contexte social d’années charnières, bientôt frappées par le premier choc pétrolier. Car les auteurs nous racontent aussi l’intime et l’amour, celui bravache et ostentatoire de Nel et celui introspectif et timide de Mario.

Un jour la douleur finira, un jour la dictature de Salazar s’effondrera. Le 25 avril 1974, la Révolution des oeillets, fait tomber le dictateur portugais. Dans des cases magnifiques, Aurélien Ottenwaelter fait danser les femmes et ouvriers dans la lumière nocturne, transformant le bidonville en une place de village. On retrouve le trait de Christophe Blain mais aussi celui de Larcenet, comme si le visage et la silhouette de Blast s’étaient transformés dans le personnage de Zé. Des séquences sur des fonds blancs, des pages de calendrier du « Paris Coquin » rythment magnifiquement cet album qui sait passer de scènes intimistes à des scènes de bar enfumées et bruyantes. Ce sont des tranches de vie qui nous sont proposées et l’humanité qui s’en dégage rend cette lecture douce et émouvante. Olivier remercie notamment à la fin de l’ouvrage Pascal Rabaté. Un merci comme une forme d’apparentement dans le regard amoureux et bienveillant apporté aux gens de peu.

Q’on se le dise: « les Portugais sont donc d’excellents maçons » mais ils peuvent devenir, eux-mêmes ou leurs descendants » d’excellents scénaristes BD accompagnés de magnifiques dessinateurs.

1

Dargaud

15,95
Conseillé par (Libraire)
21 février 2022

Le New-York des années 30 : passionnant

On ne s’en lasse pas. Mikael aime flâner dans le New-York des années trente. A ras du trottoir, à hauteur d’enfant mais avec un regard d’adulte, de photographe. On voit mieux les choses en contre plongée, on voit mieux et on est moins vu. Après les constructeurs de buildings, les cireurs de chaussures, le dessinateur franco-québecquois nous emmène cette fois-ci dans la communauté afro-américaine de Harlem où sévit la guerre des gangs. A la suite du Krach du jeudi 24 octobre 1929, appelé jeudi « noir » au grand dam de la population de couleur, la misère est le lot quotidien de nombreux habitants du quartier. De l’espoir il faut en trouver coûte que coûte et une femme martiniquaise fascinante va leur en donner en organisant une loterie clandestine à l’échelle de la ville. Trois numéros et le gros lot peut vous rapporter des dizaines de milliers de dollars. Les bons chiffres sont imprimés chaque jour par les journaux aux pages de la Bourse. Ce sont les trois derniers numéros du nombre d’actions échangées ce jour là. Simple et terriblement efficace, tellement efficace que le succès bouleverse les plans de la maffia blanche installée avec l’aide de la police et du maire.

Quennie, la patronne de cette loterie du Nombre, s’appelle en fait Stéphanie St Clair. Elle est décalée par rapport à une époque dominée par les hommes blancs habitués à utiliser la mitraillette Thompson et où les noirs et les femmes doivent surtout servir ou faire le spectacle. Elle détonne et le dessin de Mikaël la montre toujours en mouvement, explosive, colérique, influente, exigeante et intransigeante. Elle fait peur, en impose même au Hollandais, ce Dutch Schultz à qui elle va mener une guerre sans merci. En amour comme en affaires c’est elle qui prend les choses en main et gardent l‘initiative.
Comme dans Giant ou Bootblack, Mikaël n’a pas son pareil pour raconter le quotidien de ceux qui ne font pas la une des journaux, sauf lorsqu’ils meurent ou sont emprisonnés. On se balade dans la 111 ème rue, on fréquente les tripots et on danse dans le Cotton Club au rythme endiablé du jazz dont on croit entendre les sons mélodieux et où les Blancs viennent s’encanailler à la recherche de plaisirs érotiques.

Encore plus politique, la Bd s’engage résolument auprès des Noirs et le texte occupe une place importante reprenant des propos des leaders perchés sur des caisses à savons pour haranguer la foule ou des textes publiés de Quennie, dressant la situation d’abandon de la population de couleurs. « Fini de jouer les bons petits oncles Tom » déclare ainsi un personnage.

Fidèle à sa technique d’allers et retours dans le passé, il faut l’évocation de la jeunesse et de l’arrivée à New-York de la future Quennie pour que le dessin monochrome d’un bleu pâle glacial prenne des allures plus oniriques quand des taches et traits jaunes flambent comme le feu qui détruit la maison du propriétaire martiniquais, jaune aussi comme la robe qui distingue Stéphanie à son arrivée à Ellis Island, plus que sa couleur de peau.

Mikaël raconte que lors de ses repérages photographiques sur place, il put, par le plus grand des hasards, rentrer dans l’immeuble où avait vécu Quennie, au 409 Edgecombe Avenue, heureux de mettre ses pas dans ceux de Stéphanie St Clair. Avec cet album, il nous emmène avec lui et nous fait partager ses émotions. Resté silencieux, par l’entrebâillement de la porte, nous avons tout vu et attendons la suite avec impatience.